Le temps de la rentrée était revenu, toujours rythmé par les séances quotidiennes de radiothérapie tôt le matin, puis le travail. Une accumulation de petits impératifs qui viennent progressivement se rajouter à la fatigue générale.
Le 4 septembre, ma mère revoit son oncologue. A la clinique où elle est prise en charge, son oncologue de référence était absent au moment du diagnostic de la tumeur cérébrale. Son confère avait donc pris seul la décision d’une radiothérapie courte et intense. A son retour, son médecin avait fait peu d’efforts pour cacher son scepticisme. Un nouveau TEP-SCAN était prévu pour évaluer la rémission de la tumeur à l’œsophage et devrait également permettre de mettre en place la suite des traitements pour la tumeur cérébrale.
Il évalua également les abcès sur le cuir chevelu sans donner véritablement de diagnostic ni de traitement. Il renvoya la balle à un de ses confères dermatologue.
Le 10 septembre, Bernard prend contact par téléphone avec le dermatologue et lui envoie directement des clichés du cuir chevelu d'Isa et les principaux éléments de son dossier médical. Tard dans la soirée, ce médecin, qu’on ne connaissait pas, pris le temps de rappeler mon père et d’échanger longuement au téléphone avec lui. Il était malheureusement sans équivoque : ces abcès étaient vraisemblablement des métastases. Il préconisa une biopsie afin de confirmer le diagnostic. Nous étions atterrés. Comment les autres médecins et oncologues avaient pu passer à côté de ça ? On était passé d’un supposé effet secondaire de la radiothérapie à une propagation de la maladie.
Il est vrai qu'en matière d'oncologie, on est loin d'avoir affaire à une science exacte. On a l'impression que le corps médical apprend continuellement de la recherche, de ses patients. Les types de tumeurs sont multiples, les protocoles aussi. Pour faire face à des difficultés de jugements, ils ont mis en place ces réunions de concertation pluridisciplinaires. Le plus dur pour un patient ce n'est pas tant de réaliser que son médecin ne sait pas, c'est de constater qu'il n'assume pas son ignorance. Dans le cas de ma mère, j'ai vécu ça comme une véritable indifférence, un dossier qu'on ne sait pas traiter et qu'on abandonne lâchement à son collègue.
On commençait à être à bout de nerf avec cette équipe.
On attendait maintenant fébrilement la suite des examens.
Le 13 septembre, nouveau TEP-SCAN pour Isa. Elle souffre de plus en plus de son cuir chevelu, les pansements ont du mal à contenir les saignements. Cet aller-retour à Rennes est une véritable épreuve pour elle. Elle doit s’allonger sur la table, son dos la fait souffrir. Elle ne pèse plus qu’une quarantaine de kilos et ne tient pratiquement plus sur ses jambes.
Le 14 septembre, Jules vient nous rendre visite à Paris, on assiste à une conférence au Grand Rex : "Se Guérir - découvrez les clés pour libérer vos forces du guérison". Au programme, des questions existentielles qui alimentent nos réflexions depuis ces derniers mois : Peut-on guérir par la pensée ? Et si tout se jouait dans l’intestin ? Quels sont les secrets des médecines indigènes ? Le vieillissement cellulaire est-il réversible ? Nos émotions peuvent-elle influencer notre biologie ? La maladie a-t-elle un sens ? Le jeûne est-il la réponse ultime ? Peut-on déjouer un pronostic médical ? Que nous apprennent les rémissions spontanées ? Médecines chinoise, ayurvédique, tibétaine, que nous révèlent ces thérapies millénaires ?
Au fil de la journée, des conférenciers, médecins, scientifiques, patients, écrivains se sont relayés autour de cette thématique, forts d'arguments et d'exemples, le plus souvent convaincants. On a également pu expérimenter un gong bath géant ainsi qu'une séance de Mantra Thérapie dirigée par Sofia Stril-Rever, biographe du Dalai Lama.
Autour de nous, je suis surprise de voir un public aussi nombreux et hétéroclite, que ce soit en termes d'âges ou de classes sociales. Mais après tout pourquoi en serait-il autrement ? La maladie touche tout le monde, et à tout âge. Durant mon parcours de soin, j'ai trop souvent été confrontée à des allopathes chevronnés, pour qui la dimension psychologique, émotive n'étaient pas ou peu prise en compte. J'ai souvent regretté des prises de positions peu ouvertes sur des médecines dites "naturelles" ou "de compléments". Heureuse de voir que les mentalités semblent pour autant évoluer, que les gens s'intéressent à d'autres façons d'aborder la guérison.
Mais ce que je retiendrai le plus de cette journée, c'est ce moment partagé avec ma sœur, unies par la force qui nous relie, par nos inquiétudes quant à ma mère. Sa présence me fait du bien, m'apaise. A ce moment-là, Isa souffre de plus en plus d'abcès à la tête, elle est extrêmement fatiguée et semble ne plus avoir la force d'y croire.
Mais y a-t-elle un jour vraiment cru ? J'ai souvent eu le sentiment qu'elle s'était d'emblée sentie condamnée. A Noël, juste après l'annonce, elle m'avait dit que ce serait probablement le dernier. J'ai toute suite mis cette phrase sur son penchant à dramatiser les choses. Impossible pour moi d'entrevoir cette possibilité. D'abord car je suis intimement convaincue que ce genre de pensées négatives, cette absence de foi en sa propre guérison nous entraînent vers une condamnation inéluctable. Ensuite car étant moi-même malade, je ne voulais pas laisser cette pensée m'envahir. Et enfin car cette vérité me faisait bien trop peur pour y face. Il y a parfois des œillères qu’on prend bien soin garder en place.
Aujourd’hui, cette question continue toujours de me hanter : finalement est-ce qu'au fond d'elle, elle savait ? Julie a eu plus de courage que moi pour aborder cette question avec elle. Elle a eu cette force d’affronter cette vérité, d’y faire face.
Nous étions en route pour la conférence, nous descendions à pied le faubourg poissonnière. Arrivées au croisement avec la rue de Maubeuge, nous étions en pleine discussion sur l’état de notre mère. J’ai pris conscience à ce moment précis que ma sœur était très pessimiste et qu’elle envisageait qu’elle puisse mourir. Et cette pensée s’imprima profondément en moi, comme une éventualité qu’il fallait désormais intégrer, pour de vrai. Mais je ne voulais laisser aucune place à cette idée.
Cette journée me donna la force et les arguments pour retrouver un peu d’espoir, me raccrocher à tous ces témoignages pour pouvoir continuer. J’aurais tant voulu lui donner la force d’y croire…
Quand on est atteint d’un cancer, on te parle toujours de « ton combat contre la maladie », ponctué de « tu es forte », « tu vas te battre ». Personnellement, je trouve toutes ces formules empruntées très exigeantes envers le malade. Ce sont des expressions lourdes de sens qui sous-entendent que certains malades seraient moins « forts » que d’autres, comme une sorte de hiérarchisation des patients. Comme si toute la responsabilité de sa guérison lui incombait. Faudrait-il alors culpabiliser les jours où on a un coup de mou ? Se cacher de sa fatigue ? Faire bonne figure pour répondre à ces attentes ? Que penser alors quand les malades ne guérissent pas ? Qu’ils ont été moins forts que les autres ? Moins combattants ?
Il ne faut pas confondre « la force » et « l’envie d’aller mieux ». C’est l’envie qui nous donne la force de prendre soin de soi. L’envie de se sentir bien, d’être avec ses proches, de continuer à faire des projets, de vivre…Et c’est en ça que le mental est primordial et joue un rôle fondamental dans la guérison.
Mais pour moi, se soigner ne nécessite pas de force spécifique. On ne se bat pas contre quelque chose, on ne rentre pas en guerre avec son corps. Ce sont les médicaments qui mènent le combat. Et le corps en subit toutes les conséquences, les effets secondaires. Ce qu’on fait, c’est être bienveillant envers son corps pour l’aider à supporter ces traitements.
Et parfois cette bienveillance ne suffit plus, le corps est trop fatigué pour continuer d'endurer les dommages collatéraux.
Je finis la radiothérapie le 17 septembre. Ce jour marquera la fin des traitements « lourds » avant de laisser place à l’hormonothérapie.
En savoir + sur l'hormonothérapie: ici
Un moment que j’ai souvent imaginé comme libérateur et apaisant. Je m’attendais une délivrance profonde et un retour à une vie « plus normale ». J’espérais un éloignement salvateur de l’hôpital. Je projetais pour l’occasion un circuit à vélo dans le Luberon. Un voyage pour renouer avec moi-même avant de reprendre le cours plus habituel de ma vie.
Ma rémission prenait un goût amer. Difficile de se sentir libérée tant j'étais accablée par les nouvelles pessimistes de ma mère. Quand je pense à ce moment, il me vient l’image de ce livre pour enfant la « couleur des émotions ». Toutes ces couleurs emmêlées représentant chacune une émotion, mélangées, sans dessus-dessous…
A ce moment-là, ma mère semble faire face à un profond épuisement. On n’arrive plus du tout à soulager ses douleurs, à soigner son cuir chevelu.
Complètement démunis par son état, on décide de la faire hospitaliser le 18 septembre. Les relations avec l’équipe médicale de la clinique sont tendues, la confiance est rompue depuis les derniers événements. Et cette fois, ils vont trop loin, ils ne veulent pas la prendre en charge. Bernard fait transférer immédiatement son dossier à l’hôpital de Saint Malo, où elle sera directement prise en charge dans le service d’oncologie.
Depuis que j'ai commencé à retracer nos deux parcours croisés, je suis troublée par la coïncidence des dates. Il y a quelques mois, on lui annonçait une rémission, le jour où j'étais hospitalisée. Aujourd'hui, c'était l'inverse. Pris dans le tourbillon des événements, je n'avais pas remarqué à quel point les événements étaient rapprochés. Même sur une période aussi courte, on aurait pu imaginer que quelques jours ou quelques semaines puissent séparer des étapes importantes de nos histoires. Mais au lieu de ça, les jours se succédaient en cascades d'événements marquants...
Le lendemain de son hospitalisation, le 19 septembre, je sortais d'un rendez-vous chez la psychologue à l'hôpital. A la hauteur du parking près de l'entrée, mon téléphone sonne. Bernard. J'attendais des nouvelles d'Isa. Il est à l'hôpital, les nouvelles sont très mauvaises. Les médecins viennent d'annoncer à Isa que c'était la fin. Aucune issue possible.
Tout s'écroule autour de moi, même mes jambes n'arrivent plus à me porter. Je suis assise, par terre, en larme, le souffle coupé. Je n'ai retenu que des bribes de cette conversation. Seule la puissance des émotions persistent.
Je raccroche. Quelques minutes plus tard, j'appelle Vincent. Je dois aller chercher Tymeo. Je ne sais pas comment je vais pouvoir faire face à lui. Comment je vais lui annoncer la nouvelle. Vincent m'attendra à la sortie du métro et nous irons ensemble le chercher à l'école. Plus que jamais il m'aide encore une fois à faire face, tel un pilier. Il trouve les mots, m'apaise, m'aide à garder mon calme et mon sang froid. Mais c'est le cœur lourd et serré que je contiens toute ma tristesse.
On arrive alors à hauteur de l'appartement. Mon père me rappelle. Le ton de sa voix a changé. Il a retrouvé une pointe de de joie et de légèreté. Isa a mal compris le médecin, elle va suivre une nouvelle série de chimio. Son état est certes très grave mais rien d'irrémédiable.
Je comprends alors tout le sens de l'expression "ascenseur émotionnel". Tout d'un coup, le poids qui pesait sur ma poitrine s'est allégé. J'ai retrouvé de l'air et de l'apaisement. Mais j'étais aussi en colère. Comment pouvait-elle nous infliger ça ? Isa a toujours fait preuve d'une grande dramaturgie et d'une exacerbation de choses. Pouvait-elle aller aussi loin dans le fantasque ? J'ai râlé, elle s'est excusée. A la fois j'étais trop heureuse pour lui en vouloir. Je regrette maintenant d'avoir pu ressentir cette colère. Mais à ce moment-là, sa perte me paraissait trop inconcevable. Ma colère nous maintenait dans des relations de "vivantes", et me permettait encore une fois de me défiler. Avec le recul, je pense que le médecin avait peut-être amorcé une prise de conscience. Le processus d'acceptation est lent et propre à chacun. On n'était peut-être simplement pas encore prêt pour y faire face.
Le samedi 21 au matin on sautait tous les quatre dans un train. Direction l'hôpital. Ma mère était encore plus affaiblie, d'une maigreur extrême. Un bandage sur la tête, elle continuait de sourire et d'être belle. Ce qui me rassure c'est qu'elle râle, qu'elle se plaigne de ses voisins de chambres. Elle continue de déconner et de nous raconter des bêtises.
Vincent et Tymeo repartent le lendemain soir. On reste quelques jours de plus avec Charlotte. On lui rend visite tous les après-midis. Charlotte joue dans le lit à côté d'elle en mangeant les petits beurres offerts par les infirmières.
Je dois rentrer le 24 septembre pour un nouveau rendez-vous à l'hôpital. La veille de mon retour, les infirmières me proposent de rester dormir avec elle. Un privilège que je m'empresse d'accepter tellement il est difficile pour moi de devoir rentrer.
La nuit aura été agitée. Les douleurs sont difficiles à supporter. Je tente de la réinstaller pour la soulager.
Le lendemain matin, à l'heure des soins, je quitte la chambre et retrouve l'une des médecins qui s'occupe de ma mère. Je suis déterminée à comprendre ce qu'il se passe.
Ce matin-là, cette petite brunette à peine plus âgée que moi me souffle des vérités à demi-mots. Elle attend. Elle attend la question qui fâche. La question qu’elle préfèrerait éviter. Je l’imagine croiser les doigts pour que ma peur prenne le dessus. Pour que je me cache derrière mes émotions. Mais je suis prête. Je fais face à tant de chose depuis ces derniers mois. J’ai une force à toute épreuve quand il s’agit d’affronter des mauvaises nouvelles. Et surtout la vérité m’aide à y voir clair.
Comment annonce-t-on à quelqu’un que sa mère va mourir ? Y a-t-il des mots qui font moins mal que d’autres ?
J’imagine que non.
Alors je la pose cette question délicate. Le bout de ses chaussures n’est pas assez long, elle va devoir relever la tête et faire face elle aussi. Ce n’est pas la première fois. C’est son quotidien. Mais ça n’empêche pas les mots de nous glacer le sang à toutes les deux.
De sa réponse, je n’ai retenu que des bribes : « se préparer au pire », « peu de chance d’une issue soit positive », « l’important c’est qu’elle ne souffre pas »,…
Je l’interromps : « combien de temps ?» Pendant les quelques semaines qui ont suivi, chaque jour se reposait cette même question : combien de temps nous reste-t-il ? aujourd’hui est-il le dernier jour ? Personne n’a de réponse. Mais en quoi cela a-t-il de l’importance ? Est-ce que si on savait précisément les choses, est-ce qu’on les vivrait différemment ? A cet instant chaque minute, chaque seconde compte. Et à la fois, c’est comme si d’avoir conscience de cette fin imminente nous empêchait de profiter de ces instants. Le cœur est trop lourd, trop triste, trop angoissé.
Je lui demande ensuite si elle le sait, si quelqu’un lui a dit. Elle m’explique d’un discours bien ficelé tout droit sorti d’un manuel scolaire qu’elle doit faire le cheminement seule. Qu’ils ne lui diront que si elle pose la question. Et si elle ne posait jamais la question ? Très souvent mettre des mots, c’est rendre les choses réelles. A-t-elle vraiment envie de faire face à ça?
J’ai été tellement sonnée, que je n’ai plus de souvenir précis de ce qui a suivi.
J’ai attendu Bernard. Je ne savais pas quoi dire. Est-ce qu’il avait eu également cette discussion avec un médecin ? Comment aborder le sujet avec lui ? J’ai fait dans le même registre que la médecin : lâche et fuyante.
J’ai posé des questions, tendu des perches et fini par évoqué cette possibilité. De son côté, il avait rencontré un autre médecin beaucoup plus optimiste. Selon lui, tout espoir était permis. Il avait même parlé de la transférer dans un établissement de soin palliatif où elle pourrait suivre ses traitements avec les meilleurs soins. Et non soin palliatif, ne rime pas avec fin de vie. De nombreuses personnes rentraient chez eux après un séjour là-bas. Il l’avait vu la veille. L’état d’Isa n’était pas singulièrement différent pour avoir un autre diagnostic. J’avais envie d’y croire mais peut-être ne cherchait-il qu’à me rassurer et m’offrir un peu de temps ?
Je me souviens d’être rentrée à la maison. D’avoir serré Charlotte tellement fort, comme pour étouffer ma tristesse.
Quelles nouvelles donner à Jules ? Les mêmes qu’à Bernard.
Je n’arrivais pas à me résigner à rentrer. J’avais le sentiment de l’abandonner. Si la vie s’arrête pour certains, elle continue de grouiller pour les autres. Mes deux loulous avaient besoin de moi, j’avais encore des rendez-vous réguliers à l’hôpital. Il fallait continuer à avancer dans cette douloureuse épreuve.
Le 26 septembre, j’étais de nouveau en route pour retrouver Isa. La veille, Philippe, son frère avait fait le trajet de Liège pour la voir.
Je la retrouvais souriante et heureuse d’être avec lui. Loquace et d’humeur pétillante, elle se voulait rassurante. Depuis ma dernière visite, Bernard avait élu domicile à l’hôpital. Les infirmières et les aides-soignantes prenaient autant soin de lui que de ma mère. Ça me faisait du bien de les savoir ensemble, de ne perdre aucune miette !
Le lendemain, le 29 Septembre, ce sont sa sœur et ses nièces qui ont débarqué. Pour elles aussi le choc a été violent. Elles ont réalisé en la voyant que peu d’espoir étaient permis. La puissance des émotions crée parfois des cocktails explosifs ! Passant des larmes aux rires, j’ai un souvenir singulier de ces deux jours. On s’est relayées auprès d’Isa en veillant à ne pas trop la fatiguer. On a alterné grosses rigolades et crises de larmes. On s’est étreintes. On a picolé. On s’est offert de l’amour et de la légèreté. Essentiels pour traverser la tempête !
Le 30 Septembre, je suis repartie en même temps qu’elles. J’ai promis à Isa de revenir le plus vite possible. Pendant ces deux jours, j’avais dû « partager » ma maman. J’avais hâte d’avoir des moments à nous.