Je suis rentrée à l'hôpital le 26 janvier, la veille de l'opération. Cette fois-ci, je savais à quoi m'attendre. Pas de visite, Covid oblige. J'avais rendez-vous à 14h. J'allais donc passer une longue après-midi d'attente sans pouvoir sortir de ma chambre... Autant je comprends la logique administrative de faire rentrer les gens aussi tôt avant leur intervention, autant je trouve que c'est une hérésie d'un point de vue psychologique.
Le début de l'année est toujours une période très chargée pour moi au bureau. Cette année d'autant plus dans la mesure où j'avais essayé de condenser Janvier et Février dans un seul mois. Je m'étais donc laissé 2/3 sujets à traiter en prévision de cette journée. Rien de mieux que le travail pour occuper l'esprit et ne pas se laisser aller à trop de divagations...
Dans la soirée, le chirurgien passe me voir pour réaliser les marquages. A l'aide d'un gros feutre noir, il dessine sur ma peau les endroits où il va opérer. Petits pointillés, grandes lignes. Il prend ses repères. J'ai l'impression d'un tableau inachevé, tel un brouillon sans fin. J'angoisse à la vue de toutes cette encre sur mon corps. Il va vraiment ouvrir partout ? Il est tard mais il prend le temps de m'expliquer tout ce qui va se passer. Encore une fois, je l'assaille de questions. Je suis partagée entre le fait de savoir pour mieux appréhender les choses et l'envie de me réfugier dans l'ignorance. Avec le recul, je pense que lui sait très bien jusqu'où aller dans les explications pour garder ses patientes sereines.
Il table sur 6/7 heures d'opérations. Je trouve ça tellement long. Comment fait-il pour manger ? Est-ce qu'il se retient tout ce temps de faire pipi ? Est-ce qu'il s'assoit ? De quoi parle-t-il avec le reste de l'équipe ? Quand on travaille dans un bureau, on est à mille lieux d'imaginer le quotidien d'un chirurgien. Je comprends finalement qu'ils seront deux chirurgiens aguerris à travailler ensemble et qu'ils se relaieront en cas de nécessité (comprenez la pause pipi entre autres choses !). Pour le reste, le mystère reste entier. Mais c'est peut-être mieux ainsi.
On me propose quelque chose pour dormir. Curieusement, je n'en ressens pas le besoin et j'arrive à trouver le sommeil sans trop de difficultés.
Je pars au bloc à 8h. La journée va être longue. On commence de bonne heure. Je crains beaucoup le réveil. Je passe mon temps à prévenir à qui veut bien l'entendre que j'ai besoin d'anti-nauséeux. Je sais que l'opération est particulièrement douloureuse et qu'ils vont charger sur la morphine et autres anti-douleurs. Vomir avec une cicatrice toute neuve sur tout le bas du ventre est une perspective peu réjouissante...
J'émerge tout doucement. Au loin, le son des monitorings, les allers et venues des infirmières qui contrôlent les constantes de leurs patients. Une agitation sans relâche.
Je me sens cotonneuse, un soupçon nauséeuse, mais relativement apaisée. Comme si toutes les connexions de mon corps n'étaient pas encore rétablies. Paradoxalement, je sens l'agacement des infirmières qui tentent de soulever mes pansements pour contrôler la circularisation vasculaire des lambeaux. Quelque chose ne va pas. L'une d'entre elle râle allègrement sur ses collègues du bloc qui n'ont pas fait les marquages (petits points au stylo/marqueur) pour le doppler.
Les 24 premières heures sont souvent critiques et une surveillance accrue des lambeaux greffés permet de s'assurer qu'il n'y a pas de rejet de la greffe. Cette surveillance passe par un contrôle par doppler des vaisseaux sanguins "rebranchés" sur la poitrine et sur une vérification de la palette cutanée du lambeau et de sa chaleur. Les palettes de peau apparentes laissées sur les seins permettent cette surveillance, et sont enlevées au cours d'une intervention ultérieure ; on parle alors d'enfouissement du lambeau.
Les infirmières continuent donc leurs commentaires. Je voudrais leur dire que je suis là, que je les entends, que je voudrais savoir ce qu'il se passe. Mais aucun son ne sort de ma bouche. C'est comme si j'étais prisonnière de mon corps, accablée de fatigue, incapable du moindre battement de cils.
Finalement, à travers ces fourmillements de voix, je décèle la voix du chirurgien qui se rapproche. Il a l'air serein, il sait précisément ce qu'il a à faire. J'entrouvre les yeux. En en rien de temps, il trouve les points de vascularisation, réalise les marquages, valide le doppler. Il me parle, me rassure. C'est bon d'entendre une voix familière. Il me ramène tout doucement à un état de semi-conscience. Puis il s'éloigne et la petite musique médicale reprend son rythme.
J'entends aussi le téléphone sonner constamment, telle une sirène lancinante. Puis la voix d'un homme qui prononce mon nom et me tend le téléphone. C'est Vincent. Je voudrais le rassurer à mon tour, lui dire que tout s'est bien passé. Je ne fais que grommeler quelques mots inaudibles.
L'infirmier m'explique alors qu'il est 19h, que je suis finalement restée 9h au bloc et que mon mari n'arrête pas d'appeler ! Et pour cause, il centralise les appels de toutes la famille. On n'avait pas prévu un temps d'intervention aussi long et tout le monde réclame des nouvelles.
Quelques temps après j'ai demandé au chirurgien puis aux internes pourquoi l'opération avait durée aussi longtemps. Certains ont minimisé le temps annoncé, d'autres ont éludé la question. Ce qui se passe au bloc, reste au bloc. Un seul a fini par reconnaître qu'ils avaient rencontré des difficultés et que ça avait pris un peu plus de temps que prévu ; ça arrive parfois. Et du coup je lui ai dit "en gros c'est comme dans le bricolage, il y a toujours un imprévu ou une pièce qui manque ?". Il a ri mais il m'a confirmé que toutes les pièces étaient bien là et qu'elles avaient été placées au bon endroit. Une bonne nouvelle !
J'ai comaté encore un moment. Incapable de savoir combien de temps. La notion du temps est très floue dans ces moments. L'infirmière vindicative passait son temps à râler.
On est maintenant au beau milieu de la nuit, le service s'est progressivement vidé. On m'avait prévenue qu'il était probable que je passe la nuit en salle de réveil pour assurer la surveillance continue. Mais la vindicative n'était pas de cet avis. Elle tenait absolument à ce que je remonte en chambre. Le ton est monté entre elle et l'anesthésiste censé validé la sortie de la salle de réveil.
J'avais perdu beaucoup de sang, j'étais en hypotension mais pour le reste, les constantes semblaient stables, même si j'étais toujours sous oxygène. Elle négocia un long moment avec le service dans lequel je devais ensuite séjourner. Ils ont fini par rappeler le chirurgien qui donna son accord.
Entre temps, j'essayais de comprendre pourquoi un tel empressement. Je n'avais absolument aucune envie de bouger. Le moindre mouvement me semblait insurmontable. Elle n'entendait pas ça de cette manière et m'assurait que je serai bien mieux dans mon lit... A choisir maintenant, j'aurais préféré resté jusqu'au petit matin et gagner quelques heures de répit !
Dès que le signal a été donné, j'ai vu débarquer deux brancardières à bon entrain. L'ambiance n'y était toujours pas. Elles me préparent en continuant leurs conversations. Elles se plaignent de l'organisation, de leur charge de travail, de leurs collègues....Tout y passe et moi je reste tel un légume insignifiant dans mon lit à les écouter passivement.
On se met alors en route dans les couloirs interminables de l'hôpital et là je commence à sentir la douleur me traverser le corps à chaque secousse. J'essaye en vain de me contracter pour amortir les petites vibrations qui se propagent sous les roues du chariot. Les plafonds des couloirs défilent, la nausée me reprend d'un coup. Je suis sur le point de vomir quand elles daignent faire une petite halte.
Je ne sais pas si c'est dû à la routine ou si c'est la nature de ces deux jeunes effrontées mais les gestes manquent sensiblement de délicatesse. Arrivées dans la chambre, elles heurtent le mur avec le brancard. La douleur est atroce.
Nouvel épisode, nouvelle engueulade. Cette fois, ce sont les infirmières du service qui sont remontées. J'aurais dû être transportée dans mon lit et non sur un brancard. La procédure prévoit que pour les Diep, les patientes sont transvasées dans leur lit en sortant du bloc pour éviter les manipulations douloureuses. Il va donc falloir me faire passer du lit/brancard au lit d'hospitalisation. Je ne suis toujours pas remise de notre course folle et il est hors de question de me bouger ! Encore une fois je n'ai pas eu gain de cause... Je commençais à transpirer à grosse gouttes lorsque je les ai vu sortir une espèce de planche en bois. Elles m'expliquent comment elles vont la placer sous mon corps et comment elles vont me faire glisser d'un lit à l'autre. Pendant qu'elles me parlent, je m'imagine quinze fois tomber par terre ou être contrainte de bouger. Elles ont finalement réussi à me déplacer avec une facilité déconcertante. Non sans douleur mais je n'ai pas eu le moindre effort à fournir ; une technique imparable.
Le reste de nuit sera plus calme mais le repos n'était pas au programme. Toutes les heures, des va et viens pour contrôler les lambeaux au doppler et les constantes. La vascularisation se fait bien mais l'infirmière fait la moue sur la couleur de la palette cutanée du sein gauche. Elle essaye de me rassurer en me conseillant de rester confiante. De son expérience, il y a une corrélation quasi systématique entre les patientes trop inquiètes et les rejets de greffe.
Les 72 première heures auront été particulièrement difficiles. Pas tant sur la douleur - j'étais complètement shootée - mais sur l'état induit justement par les médicaments. Etat second, nausée, fatigue extrême.
Je passe mes journées allongées, le temps défile lentement sans que je ne puisse avoir aucun effet sur lui. Je ne m'ennuie pas. J'ai l'impression que mon cerveau est lui aussi en pause. Je repense néanmoins à tout ce que j'ai traversé jusque-là. J'ai envie de tourner la page. Mais j'ai aussi envie de ne pas oublier. Et c'est à ce moment-là que j'ai ressenti le besoin d'écrire...
Le deuxième jour, j'étais toujours très faible. Ils ont donc décidé de me transfuser. Je n'avais même pas la force de protester. J'y étais pourtant toujours autant farouchement opposée. Mais je n'avais plus le choix.
Je me suis rarement sentie aussi fragile et dépendante des autres. Incapable de me lever, je devais demander de l'aide pour chaque mouvement, même les plus intimes. La première fois que je me suis mise debout pour prendre une douche, j'ai commencé à perdre connaissance dans les bras de l'aide-soignante. On a reporté la toilette au jour suivant. Je n'étais pas encore prête. De nature indépendante et volontaire, j'apprenais à mes dépends à demander de l'aide, à faire confiance aux inconnus et à m'en remettre aux autres.
La période liée à la Covid et aux restrictions de visites rendait l'exercice encore plus radical. Impossible d'attendre l'arrivée d'un proche pour préserver un peu de mon intimité.
Cette privation de liens familiaux est une épreuve supplémentaire. L'accompagnement d'un patient est l'une des composantes essentielles à sa guérison. La période que nous vivons est tout simplement dénudée de toute humanité. Quand je pense aux familles qui ont été déchirées par la perte d'un.e proche isolé.e par la pandémie, je me dis qu'on a précipité leur mort.
J'ai le sentiment qu'on se heurte à un système rigide et infantilisant.
Je ne rejette pas la nécessité de se protéger et de protéger les autres de la Covid, mais je pense qu'on pourrait parfois avoir une gestion différente du risque.
Il y a quelques mois j'expérimentais la chambre stérile. J'ai traversé des moments où le moindre virus insignifiant pouvait représenter un danger fatal. Les protocoles mis en place, les protections prises par les visiteurs qui doivent s'équiper intégralement pour protéger les patients immunodéprimés, sont des alternatives certes contraignantes, mais qui existent.
Il est grand temps que la santé mentale soit portée au même niveau d'importance que la santé physique : l'une ne va pas sans l'autre.
L'opération a eu lieu le vendredi, la transfusion le dimanche. Dès le lundi, je commençais à me sentir mieux. La récupération était parfois même visible en quelques heures. Peu à peu, je retrouvais de la mobilité et bientôt je commençais à marcher.
Les contrôles des lambeaux s'espaçaient. Je n'étais plus réveillée toutes les heures mais seulement 2/3 fois par nuit. A gauche, on mettait toujours un petit temps à retrouver le signal de la vascularisation mais ça semblait toujours bien fonctionner. La peau s'était nécrosée au niveau de la palette de surveillance. Mais les médecins se voulaient rassurants. Ça arrivaient parfois, la peau allait mourir, tomber et se régénérer. J'avais passé le cap des 48h, la greffe semblait avoir prise.
Une petite routine commençait à s'installer : les soins, les surveillances, les repas. J'ai rarement vu une organisation aussi bien rodée. Avec souvent des rouages qui mériteraient d'être revus, des habitudes qui se sont installées mais qui ont perdu de leur sens au fil des années. Des aberrations bureaucratiques, des petits conflits relationnels... J'ai passé de longues heures à observer, analyser les situations, les relations entre les différentes personnes. L'hôpital fonctionne comme une grosse machine avec des problématiques sensiblement proches de celle d'une entreprise mais avec un niveau de complexité supérieur à gérer : le client est une personne malade, avec tout ce que cela implique d'un point de vu humain.
Il n'en reste pas moins que pour faire ce métier, le personnel soignant témoigne d'une belle humanité. J'ai rencontré un nombre incalculables d'infirmières, de médecins, d'aides-soignants, de stagiaires, de brancardiers,... bien sûr tous n'ont pas fait preuve de la même empathie. Difficile de les blâmer, pris dans l'engrenage de ce système qui a certainement parfois eu raison de leur humanité.
Je leur suis sincèrement reconnaissante pour leur soutien, leur patience, leurs attentions. Je me suis parfois faite engueulée car je ne m'étais pas levée ou tout simplement pas coiffée. Fébrile et douloureuse, je trouvais du confort dans l'inactivité. Je n'imaginais pas pouvoir les remercier de m'avoir parfois bousculée. Chaque effort fourni, aussi coûteux qu'il puisse paraître, est un pas de plus vers le rétablissement.