Juin est finalement vite arrivé. Le ciel s'est assombrit pour ma grand-mère. A bientôt 99 ans, il y a des choses inéluctables auxquelles il faut se préparer.
Il y a quelques semaines, une blessure à la jambe a commencé de s'infecter. Craignant des complications, le médecin prescrivit un scanner. Pendant l'examen, l'échographe décela une masse suspecte à l'aine.
Malgré son âge avancé, elle est toujours autonome sur ses toilettes et discrète sur l'état de son corps. Nous étions donc complètement passé à côté.
Le diagnostic a été sans équivoque : cancer de le lymphe. A son âge et compte tenu de son état, aucun traitement n'est souhaitable. Une hospitalisation à domicile est mise en place pour l'accompagner et tenter de la maintenir le plus longtemps possible chez elle. Morphine, anxiolytiques, des cocktails qui nous renvoient quatre ans en arrière et qui réveillent de vieilles douleurs qu'on pensait enfouies. Visiblement pas assez.
Bernard et Evelyne continuent de se relayer auprès d'elle. Elle perd peu à peu son autonomie. Du côté de la tête, la mémoire lui faisait déjà défaut depuis plusieurs mois, voire années. Désormais, elle déclinait de plus en plus.
J'avais rendez-vous le 24 juin à Draguignan, dans le Var pour le tatouage. Je commençais à voir comment m'organiser pour profiter de ce trajet pour venir la voir. Ce n'était pas si près. Je me tâtais à venir avant. On pense avoir le temps, on se laisse happer par le quotidien. Bêtement, par négligence. Comment moi, qui était passée par tout ça, ai-je pu me faire avoir ? Comment ai-je pu oublier l'essentiel ? Elle nous a quitté le 16 juin. Je n'aurais pas eu l'occasion de la serrer une dernière fois dans mes bras.
Le comble c'est que j'ai bien fini par descendre la voir ce week-end là. Les obsèques ont eu lieu le 21 juin, premier jour de l'été ; une saison qu'elle aimait temps. J'ai filé à mon rendez-vous en suivant.
Cette région du sud-est est très symbolique pour moi. C'est là que j'ai découvert la première tumeur. C'est en quelque sorte là où tout a commencé. C'est là que le chapitre doit se clôturer. J'avais déjà projeté un tour du Luberon à vélo après mes traitements. J'avais étudié le circuit, acheté une carte, repéré des loueurs de vélo. A ce moment-là, l'état de ma mère s'était aggravé et je n'étais finalement jamais partie. Sans vouloir être superstitieuse, je trouve que c'est un curieux hasard de devoir faire face à un nouveau deuil à l'approche de ce voyage. Je ne projetterai plus de déplacement là-bas!
J'arrive le 23 juin aux Arcs Draguignan, je me rends à pied au Clos des Combes, un petit gite à quelques centaines de mètre du cabinet de la tatoueuse. La balade, malgré un soleil de plomb, est très agréable. Je coupe à travers la forêt et je découvre, au bout d'une heure de marche, un petit coin de paradis. Les hôtes sont adorables. Visiblement je ne suis pas la première patiente à passer par chez eux et ils ont deviné le sens de ma démarche. Aux petits soins, ils m'ont réservé la grande suite. Un havre de paix. Je ne pouvais pas imaginer mieux pour passer cette soirée après ces derniers jours éprouvants.
Je lave ma peine dans la piscine et je chasse mes peurs en faisant quelques longueurs.
J’ai rarement écrit à chaud. Je veux dire dans l’instant de l’événement. Il me faut toujours du temps. Digérer, analyser, réfléchir. J’y gagne sûrement en recul mais j’y perd en émotion.
On est le 24 juin 2023, il est midi et je sors de chez la tatoueuse. Je m’attendais à être contente ou soulagée mais je ne m’étais pas préparée à être submergée d’émotions.
Le rendez-vous a duré près de 2h30, on a parlé. Beaucoup parlé. Le geste en lui-même n’a duré que quelques minutes, peut-être 30. Mais guère plus. Il faut du temps pour apprendre à connaitre les gens. Il en faut peu pour cerner l’essentiel. On avait besoin réciproquement de ce temps d’échange. Elle, pour comprendre mon parcours, ma démarche, mes attentes. Moi, pour me sentir en confiance, accepter ce nouveau geste à la fois personnel et définitif.
Elle a, elle aussi, dessiné au marqueur sur mon sein cicatrisé. Se mettre d’accord sur l’emplacement, sur la taille, la forme. A ce moment de l’entretien, nous étions arrivées à un consensus implicite. Les choses s’enchaînaient de manière naturelle, sans hésitation. Une confiance établie qui me permettait d’accepter avec sérénité le geste qu’elle s’apprêtait à faire.
Méthodique et appliquée, je l’observais en train de préparer son matériel et ses couleurs. A mi-chemin entre une chirurgienne stérilisant ses outils et une artiste préparant sa palette de couleur. Une ambivalence chez elle qui définit très bien sa singularité. En discutant avec elle, je comprends que, si ce contraste dans sa personnalité et son parcours lui ont donné la force d’être là où elle en est aujourd’hui, ça n’a pas été facile. Le milieu médical l’a souvent marginalisé, comme si une femme tatouée ne pouvait pas être une scientifique émérite. Toujours devoir coller à une image sociétale définie, rentrer dans le moule.
A beaucoup plus petite échelle, je me retrouve dans ce combat. A 20 ans, j’ai été recalée à cause de mes cheveux bouclés pour un bête stage en finance. Ouvertement le recruteur m’a dit qu’il cherchait une personne moins excentrique et m’a conseillé par exemple de me lisser les cheveux. Scandalisée par une telle remarque, j’ai toujours pris soin de dénoter par rapport aux cols blancs d’auditeurs avec lesquels j’ai travaillé par la suite. J’étais celle qui portait des boucles d’oreilles flashy, qui ne mettait jamais d’escarpin et qui n’aurait jamais, au grand jamais, porté un tailleur assorti. Bref, j’ai conscience que je n’ai pas la tête de l’emploi. Et pourtant ça n'enlève en rien à mon professionnalisme. Heureusement j'ai trouvé quelqu'un avec qui travailler et qui partage cet anticonformisme modéré. Mais j'ai aussi appris à faire des efforts, à m’adapter, à me rendre politiquement correcte dans la plupart des situations. Au dépend souvent de mes convictions profondes. Des contradictions qui peuvent parfois rendre amère et qu'il vaut mieux éviter.
Elle a tenté de développer son activité et de la faire reconnaître plus largement la technique qu’elle a acquise. Elle aurait souhaité la transmettre plus largement mais elle n’a pas eu l’échos souhaité dans le milieu médical. Pour coller aux attentes des établissements, elle aurait dû faire des compromis ou plutôt renoncer à des convictions fortes. Quand on prend en charge les patientes avec une telle ferveur et un tel engouement, impossible de faire les choses à moitié. Mais ça nécessite du temps, de l’investissement humain, de voir plus loin que le dossier médical. Des ingrédients de moins en moins compatibles avec une société où les choses doivent aller vite, sans contrainte, être rentables toute de suite.
Elle aussi a été confronté à la maladie, vivre des angoisses de maman démultipliées, se confronter aux médecins, faire face au système éducatif. Qui mieux qu'une femme ayant traversé de telles épreuves, médicalement formée sur des questions d'oncologie et tatoueuse pour accomplir un tel acte ? Encore faut-il la soutenir et lui en donner les moyens. Mais la société est beaucoup trop conventionnelle pour laisser place à cette diversité.
Et elle se tient là, face à moi, forte et combattante et pourtant fatiguée. Elle continue de donner, de nous soutenir, nous reconstruire. J’ai peur qu’un jour elle n’ait plus l’énergie de continuer. Trop de contraintes, si peu de reconnaissance. Aucune prise en charge des soins ni par la sécurité sociale, ni par les mutuelles. Compliqué de démocratiser cet acte financièrement coûteux et pourtant essentiel.
Le tatouage chatouille un peu. Irrite au bout de quelques minutes. Puis devient complètement indolore. Elle m’explique que le corps sécrète des endorphines au bout de 15/20 min qui viennent calmer les douleurs pendant une petite demi-heure. Un phénomène qui renforce ma conviction de l’étroite corrélation entre le corps et l’esprit. Elle me confie également que le cerveau s’habitue à ce geste et que la durée de répit « offerte » par les endorphines diminue au fur et à mesure des tatouages.
Je regarde du coin de l’œil. J’ai envie d’attendre le résultat final mais ma curiosité est trop forte. La vue du haut à l’air pas mal. L’aréole prend forme puis le mamelon. Ça me parait déjà incroyable.
Vient le moment où elle me place devant le miroir. Je suis stupéfaite. J’ai retrouvé une forme de sein depuis presque 2 ans maintenant : volume, sillon mammaire mais c’est la première fois que j’ai l’impression d’avoir deux seins. Comme si ce petit détail visuel faisait le travail à lui tout seul. J’ai bien conscience que c’est un tout mais une chose est sûre c’est que l’un ne va pas sans l’autre.
Je ne m’attendais pas à être aussi bouleversée. Ma gorge se noue et les larmes montent en une fraction de seconde. Des larmes de joie, des larmes de soulagement, des larmes de deuils, des larmes bien chargées. Je fais place à toute cette émotion. Je frissonne. C’est un beau moment.
Je pense à Charlotte qui me demande toujours quand est-ce qu’on va me refaire le deuxième sein. J’ai bataillé à lui expliquer depuis 2 ans que si, j’ai déjà mes deux seins. Je me vois aujourd’hui avec les mêmes yeux qu’elle et ses remarques prennent tous leurs sens. Ce nouveau sein prend vie aujourd’hui.
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